Aff. C-339/22, Concl. 2 N. Emiliou et, préalablement, Concl. 1 N. Emiliou
Motif 50 : "(…) l’interprétation de l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis exposée au point 41 du présent arrêt [selon laquelle la juridiction saisie d’une action en contrefaçon ne perd pas sa compétence du seul fait que le défendeur conteste, par voie d’exception, la validité du brevet] n’est pas remise en cause par le fait que son application peut conduire à une scission de la procédure en contrefaçon, qui reste pendante devant une juridiction de l’État membre du domicile du défendeur, et du litige relatif à la validité du brevet délivré dans un autre État membre, pour lequel les juridictions de ce dernier sont seules compétentes, en application de cette disposition."
Motif 51 : "En effet, ainsi que M. l’avocat général l’a, en substance, relevé aux points 79 à 94 de ses conclusions du 22 février 2024, une telle scission n’implique pas que la juridiction de l’État membre du domicile du défendeur saisie de l’action en contrefaçon devrait ignorer le fait qu’une action en nullité du brevet délivré dans un autre État membre a été dûment introduite par ce défendeur dans cet autre État membre. Si elle le juge justifié, notamment lorsqu’elle estime qu’il existe une chance raisonnable et non négligeable que ce brevet soit annulé par le juge compétent dudit autre État membre (voir, par analogie, arrêt du 12 juillet 2012, Solvay, C‑616/10, EU:C:2012:445, point 49), la juridiction saisie de l’action en contrefaçon peut, le cas échéant, suspendre la procédure, ce qui lui permet de tenir compte, afin de statuer sur l’action en contrefaçon, d’une décision rendue par la juridiction saisie de l’action en nullité."
Dispositif 1 (et motif 52) : "L’article 24, point 4, du règlement (UE) n° 1215/2012 (…) doit être interprété en ce sens que :
une juridiction de l’État membre du domicile du défendeur, saisie en vertu de l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement, d’une action en contrefaçon d’un brevet délivré dans un autre État membre, reste compétente pour connaître de cette action lorsque, dans le cadre de celle-ci, ce défendeur conteste, par voie d’exception, la validité de ce brevet, alors que la compétence pour statuer sur cette validité appartient exclusivement aux juridictions de cet autre État membre."
Motif 73 : "(…), dès lors qu’une décision juridictionnelle annulant un brevet affecte l’existence ou, en cas d’annulation partielle, le contenu de ces droits exclusifs, seules les juridictions compétentes de [l’État tiers pour lequel le brevet a été délivré] peuvent rendre une telle décision. En effet, il découle du principe de non-ingérence mentionné au point 71 du présent arrêt que seules les juridictions de l’État tiers de délivrance ou de validation d’un brevet sont compétentes pour déclarer la nullité de ce brevet, par une décision susceptible d’entraîner la modification du registre national de cet État en ce qui concerne l’existence ou le contenu dudit brevet."Motif 74 : "En revanche, la juridiction de l’État membre du domicile du défendeur, saisie, comme dans l’affaire au principal, sur le fondement de l’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis, d’une action en contrefaçon dans le cadre de laquelle est soulevée par voie d’exception la question de la validité d’un brevet délivré ou validé dans un État tiers, est compétente pour statuer sur cette question si aucune des limitations visées aux points 63 à 65 du présent arrêt [limitations tenant à une convention internationale ou une situation de litispendance ou connexité internationale] n’est applicable, étant donné que la décision de cette juridiction sollicitée à cet égard n’est pas de nature à affecter l’existence ou le contenu de ce brevet dans cet État tiers, ou à entraîner la modification du registre national de celui-ci."
Motif 75 : "En effet, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 62 de ses conclusions du 22 février 2024 et que les parties au principal ainsi que la Commission européenne l’ont indiqué au cours de l’audience du 14 mai 2024 devant la Cour, cette décision a uniquement des effets inter partes, c’est-à-dire une portée limitée aux parties à l’instance. Ainsi, lorsque la question de la validité d’un brevet délivré dans un État tiers est soulevée par voie d’exception dans le cadre d’une action en contrefaçon de ce brevet devant une juridiction d’un État membre, cette exception ne vise qu’à obtenir le rejet de cette action, et ne tend pas à obtenir une décision entraînant l’annulation totale ou partielle dudit brevet. En particulier, ladite décision ne peut en aucun cas comporter une injonction adressée à l’autorité administrative responsable de la tenue du registre national de l’État tiers concerné."
Dispositif 2 (et motif 76) : "L’article 24, point 4, du règlement n° 1215/2012 doit être interprété en ce sens que :
il ne s’applique pas à une juridiction d’un État tiers et, par conséquent, ne confère aucune compétence, exclusive ou non, à une telle juridiction en ce qui concerne l’appréciation de la validité d’un brevet délivré ou validé par cet État. Si une juridiction d’un État membre est saisie, sur le fondement de l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement, d’une action en contrefaçon d’un brevet délivré ou validé dans un État tiers dans le cadre de laquelle est soulevée, par voie d’exception, la question de la validité de ce brevet, cette juridiction est compétente, en application de cet article 4, paragraphe 1, pour statuer sur cette exception, sa décision à cet égard n’étant pas de nature à affecter l’existence ou le contenu dudit brevet dans cet État tiers ou à entraîner la modification du registre national de celui-ci."
Annexe – Questions pour réponse orale aux intéressés visés à l’article 23 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne Les intéressés sont invités à répondre aux questions suivantes :
1) Eu égard aux points 30 et 31 de l’arrêt du 1er mars 2005, Owusu (C‑281/02, EU:C:2005:120), et, en particulier, au principe de l’effet relatif des traités, convient-il de distinguer la situation dans laquelle la juridiction d’un État membre, compétente en vertu de l’article 4, paragraphe 1, du règlement (UE) n° 1215/2012, doit apprécier un ensemble de faits qui se sont déroulés dans un État tiers [tels qu’un accident en vue de déterminer la responsabilité (extra)contractuelle] de la situation dans laquelle cette juridiction doit apprécier la validité d’un acte émanant d’une autorité publique (administrative) d’un État tiers, tel qu’un brevet ?
2) À supposer que l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles Ibis n’ait pas d’incidence sur la compétence des juridictions des États membres lorsque celles-ci sont saisies, dans le cadre d’une procédure en contrefaçon d’un brevet d’un État tiers, de la question de la validité de ce brevet, est-il pertinent, pour l’applicabilité de l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement, que
- ce brevet ait été délivré par un organe d’une organisation internationale, tel que l’Office européen des brevets (OEB), en vertu d’un mécanisme fondé sur une procédure commune de délivrance établie par une convention internationale, telle que la convention de Munich ?
- la décision de la juridiction de cet État membre n’ait d’effet qu’inter partes ?
- le droit national de l’État tiers concerné prévoie la compétence exclusive (absolue) des juridictions de cet État tiers pour connaître des litiges portant sur la validité d’un brevet dudit État tiers et que ces juridictions soient donc non seulement « appropriées » pour juger de la validité d’un tel brevet, mais également seules compétentes en vertu du droit national applicable ?
3) À supposer que le règlement Bruxelles Ibis doive être interprété en ce sens que, dans une situation telle que celle au principal, une juridiction d’un État membre est compétente pour connaître d’une action en contrefaçon d’un brevet d’un État tiers, au titre de l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement, cette disposition, lue à la lumière, notamment, du considérant 15 dudit règlement et des points 47 à 52 de l’arrêt du 1er mars 2005, Owusu (C‑281/02, EU:C:2005:120), est-elle susceptible d’être interprétée en ce sens qu’il serait loisible à cette juridiction, saisie de la question préalable de la validité de ce brevet, de se dessaisir de l’action relative à cette question, sur le fondement de son droit national, en faveur d’une juridiction d’un État tiers, en dehors des cas prévus par le même règlement ?
4) À supposer qu’une juridiction d’un État membre saisie, dans le cadre d’une action en contrefaçon d’un brevet d’un État tiers, de la question de la validité de ce brevet doive se déclarer compétente sur le fondement de l’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles Ibis, pour connaître de cette question, la circonstance que, dans le cas où ledit brevet serait jugé invalide dans le cadre de cette action, le titulaire, établi dans l’Union européenne, ne pourrait plus jouir des prérogatives liées à ce titre de propriété serait-elle compatible avec l’article 17, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui prévoit la protection de la propriété intellectuelle ?
5) Quels enseignements convient-il de tirer des arrêts du 9 novembre 2000, Coreck (C‑387/98, EU:C:2000:606), et du 19 juillet 2012, Mahamdia (C‑154/11, EU:C:2012:491), en ce qui concerne la compétence d’une juridiction d’un État membre pour connaître des litiges ayant des liens étroits avec des États tiers ?
6) Le droit international public, y compris le droit international coutumier, s’oppose-t-il à ce que les juridictions d’un État se prononcent sur la validité d’un titre émis par l’administration publique d’un autre État, en particulier sur la validité d’un brevet émis par l’administration d’un autre État ?
7) Lors de l’adoption du règlement Bruxelles Ibis, le législateur de l’Union entendait-il régler de manière exhaustive les conflits entre les juridictions des États membres et celles des États tiers, lorsque le défendeur est domicilié dans l’Union ? En particulier, ce législateur entendait-il, par les articles 33 et 34 de ce règlement, réglementer de manière exhaustive la possibilité pour une juridiction d’un État membre, compétente sur le fondement de l’article 4, paragraphe 1, dudit règlement, de se dessaisir en faveur d’une juridiction d’un État tiers, quelle que soit la situation concernée ? Le cas échéant, le législateur de l’Union entendait-il interdire à une juridiction d’un État membre, saisie d’un litige en matière de validité d’un brevet d’un État tiers, de se dessaisir en faveur des juridictions de cet État tiers en dehors des hypothèses spécifiques envisagées dans ces mêmes articles 33 et 34 ? Les participants à l’audience sont invités à se référer aux travaux préparatoires pertinents.
Aff. C-339/22, Concl. N. Emiliou
BSH Hausgeräte GmbH, Electrolux AB
1) L’article 24, point 4, du règlement (UE) n° 1215/2012 (…), doit-il être interprété en ce sens que la formulation «en matière d’inscription ou de validité des brevets […] que la question soit soulevée par voie d’action ou d’exception» signifie qu’une juridiction nationale qui, en application de l’article 4, paragraphe 1, dudit règlement, s’est déclarée compétente pour connaître d’un litige en matière de contrefaçon de brevet, n’est plus compétente pour statuer sur la question de la contrefaçon si une exception d’invalidité du brevet en cause est soulevée, ou bien cette disposition doit-elle être interprétée en ce sens que la juridiction nationale est incompétente seulement pour connaître de l’exception d’invalidité?
2) La réponse à la première question dépend-elle de l’existence, en droit national, de dispositions similaires à celles de l’article 61, deuxième alinéa, de la patentlagen (1967:837) [loi sur les brevets (1967:837)], qui exigent que, pour que l’exception d’invalidité soulevée dans le cadre d’une action en contrefaçon soit recevable, il faut que le défendeur introduise un recours en invalidité distinct?
3) L’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I (…) doit-il être interprété comme s’appliquant à l’égard d’une juridiction d’un pays tiers, c’est-à-dire, en l’espèce, comme conférant également une compétence exclusive à une juridiction turque sur la partie du brevet européen validée en Turquie?
Conclusions de l'AG N. Emiliou :
"163. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par le Svea hovrätt (cour d’appel siégeant à Stockholm, Suède) de la manière suivante :
1) L’article 24, point 4, du règlement (UE) n° 1215/2012 (…) doit être interprété en ce sens que : lorsque les juridictions d’un État membre sont saisies d’une procédure relative à la contrefaçon d’un brevet enregistré dans un autre État membre et qu’une exception d’invalidité est soulevée par le supposé contrefacteur, ces juridictions ne sont pas compétentes pour statuer sur la question de la validité.
2) L’article 24, point 4, du règlement n° 1215/2012 doit être interprété en ce sens que : cette disposition ne s’applique pas en ce qui concerne la validité d’un brevet enregistré dans un État tiers. Toutefois, les juridictions des États membres, lorsqu’elles sont compétentes en vertu d’une autre règle de ce règlement, peuvent ne pas statuer sur cette question".